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SOMMES

JEAN-MARC DEMAY & VÉRONIQUE THUILLIER & Co

Shandynamiques a toujours été particulièrement attentif à tout ce qui, dans le champ et le hors champ de l'art contemporain, relève plus

ou moins de ce que Nicolas Bourriaud a fini par théoriser vers la fin des Années 90 vers en tant qu'esthétique relationnelle. Morceaux choisis, fragments signifiants, menus extraits issus de l'avant-propos de son éponyme essai : "(...) La partie la plus vivante qui se joue sur l'échiquier de l'art se déroule en fonction de notions interactives, conviviales et relationnelles (...) Ainsi l'espace des relations courantes est-il celui qui se voit le plus durement touché par la réification générale. Symbolisé par des marchandises ou remplacé par elles, signalisé par des logos, le rapport interhumain doit prendre des formes extrêmes ou clandestines s'il entend échapper à l'empire du prévisible : le lien social est devenu un artefact standardisé (...) Est-il encore possible de générer des rapports au monde, dans un champ pratique — l'histoire de l'art — traditionnellement dévolu à leur représentatio ?"

 

Shandynamiques ayant noté que Jean-Marc Demay & véronique Thuillier, un couple d'artistes basé à Montpellier, travaillait encore dans ce sens, histoire de conduire de nouvelles expérimentations sociales, en concevant et en réalisant des oeuvres dont l'évident dessein semblaient bien être de dessiner de nouvelles utopies de proximité, la toute dernière ayant pour titre un SOMMES pré-paradigmatique, Karine Vonna Zürcher

les a invités non seulement à installer sur la terrasse de l'école primaire de Cerbère leur SOMMES — leur logo, leur enseigne, leur raison sociale,

les six caissons lumineux qui épelaient le nouveau nom par eux adopté pour désigner clairement, tout simplement le collectif d'artistes qu'ils constituaient déjà de fait officieusement depuis un certain temps — mais également à décliner ce SOMMES sur des tee-shirts qui devaient être distribués aux habitants, aux commerçants et aux estivants de Cerbère. Et pour ce faire, ils furent accueillis à Cerbère en mai et juin 2013

en mode RAS / Résidence Artistique Shandynamique...         

Le projet qu'Élisa Larvego a choisi de mettre en oeuvre ici, à Cerbère et Portbou, s'intitule donc Territoires / Territoris et il s'énonce clairement comme suit... Distantes de 2 km à vol d'oiseau, Cerbère et Portbou sont deux petites stations balnéaires nichées au bord de la Mer Méditerranée. Toutes les deux se sont construites grâce à l'arrivée des chemins de fer et à l'instauration de la douane. Ces deux activités, ferroviaire

et douanière, sont aujourd'hui en fort déclin et les deux villages se dépeuplent rapidement. La frontière franco-espagnole est délimitée

par la présence de 602 bornes jalonnant les Pyrénées, de l'Océan Atlantique à la Méditerannée. Les 6 dernières bornes orientales sont celles

qui séparent Portbou de Cerbère. Les deux municipalités sont tenues par la loi de vérifier une fois par an que les bornes qui ponctuent leur territoire sont toujours en bon état. Elles doivent ensuite établir un rapport sur l'état desdites bornes qui devront, le cas échéant, être réparées ou restaurées ou encore remplacées par la police frontalière. Après le repérage des bornes, une année sur deux, les Espagnols invitent les Français à manger dans leur village, et vice versa l'année suivante. La France comme l'Espagne confient cette mission de vérification aux maires des deux communes, à leurs polices municipales, à leurs pompiers, à leurs douaniers et aux représentants de l'État en Région. Une quinzaine de personnes montent ainsi en 4 x 4 jusqu'à la borne 598 située dans l'arrière-pays. Ces personnes parcourent ensuite à pied un trajet d'une heure et demie sur les crêtes. Pour finir, elles empruntent un bateau pour accéder à la dernière borne située dans une grotte, au pied de la mer.

 

La loi qui oblige les municipalités à vérifier ces repères aujourd'hui désuets confère une certaine absurdité à cet événement, sachant que

la frontière sur ce territoire est supposée ne plus exister depuis les accords de Schengen (1995). L'importance accordée à ce protocole officiel,

le nombre de personnes tenues à faire acte de présence (police, douaniers, élus et autres autorités territoriales) donnent à ce rituel obligé

un caractère totalement absurde. C'est pourtant cet événement un peu idiot, ce drôle de repérage qui n'a plus de réelle raison d'être, qui justifie

le seul moment de convivialité entre les deux communes. En effet, alors que Portbou et Cerbère sont dans une grande proximité spatiale

(elles sont voisines), historique (elles doivent toutes deux leur développement et leur déclin à l'essor et à la baisse de l'activité ferroviaire)

et sociale (elles ont toutes les deux quelque 1500 habitants), il n'y a aucun autre moment qui amène les deux municipalités à se rencontrer

le reste de l'année (1). Cependant, au-delà de son absurdité, Élisa Larvego imagine que cette marche bornée est aussi pleine de beauté

et de poésie. Ce rassemblement de voisins à la limite de leurs territoires respectifs, sur la frontière qui tout à la fois les sépare et les convie

à se retrouver annuellement, cette marche qui vient vérifier la frontière construite par la volonté humaine et qui mène à la frontière naturelle

de la mer, ces hommes qui ne sont peut-être plus habitués à marcher sur les crêtes mais qui effectuent chaque année ce pélerinage, ce rituel obligé qui les invite à constater non seulement l'état des bornes mais aussi celui de leurs terres limitrophes, ces repères de la frontière marqués

dans les roches et souvent érigés de façon à être visibles, ces bornes qui sont les seuls objets que les deux communes possèdent ensemble

et se doivent donc d'entretenir ensemble, ce cheminement non seulement physique mais aussi intérieur pour tous les personnages

qui l'effectuent, les menant à créer des liens ou à les renforcer au fil de la marche, jusqu'au partage d'un repas autour d'une table, tout ça

c'est précisément ce qu'Élisa Larvego souhaite filmer. Du début à la fin ces retrouvailles annuelles atypiques. Histoire de montrer

cette évolution possible des protagonistes mais aussi pour planter le décor complet de ce territoire.

 

"Parce que ces bornes évoquent aussi l'histoire de ces lieux et de cette frontière, selon Élisa Larvego. La fuite des résistants républicains espagnols vers la France durant les années franquistes. En effet, ce trajet parcouru à pied par les policiers, maires et douaniers actuels de Portbou et Cerbère, dessinera une ligne invisble que beaucoup d'Espagnols ont franchie pour échapper à leurs dirigeants et fuir leur pays. J'imagine que la vue de ces bornes et de cette crête représentaient l'espoir et la délivrance pour les réfugiés Espagnols. Autant ces bornes sont censées marquer une barrière entre deux espaces et poser des règles, autant leur vue et leur franchissement menaient certains vers une plus grande liberté (2). Étant donné le cadre paysager, je souhaite accorder une grande importance à l'image et au cadrage en tentant de faire de la "vidéo de paysage". Par cette idée, j'entends intégrer les personnages dans leur contexte en accordant autant d'importance à l'environnement qu'aux hommes qui le parcourent. Le son aussi permettra d'amener cette équité entre le cadre naturel et les protagonistes. Je filmerais deux années de suite cet événement afin d'évoquer son aspect répétitif mais aussi ses différences en rendant compte du repas offert par la municiplaité française et celui offert par la municipalité espagnole. J'imagine que cette différence ne sera pas spectaculaire, elle introduira cependant probablement un trouble dans son format final : deux projections séparées des deux séquences vidéos de même longueur (environ 10 minutes). Une séquence représentant la reconnaissance des bornes de l'année 2013 et l'autre séquence étant celle de l'année 2014. Il est important que les films commencent au même moment, afin de renforcer ce trouble. Dans le cadre particulier des lieux de tournage, je souhaite montrer à Portbou la vidéo où les Français invitent les Espagnols et montrer à Cerbère celle où les Espagnols invitent les Français. J'espère avoir cette occasion lors de la 9ème édition des Rencontres cinématographiques de Cerbère et Portbou en octobre 2014.

 

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(1) Les activités artistiques de l'association Shandynamiques ont elles aussi vocation de permettre une certaine multiplication des rendez-vous transfrontaliers et autres instants de convivialité entre habitants et estivants des deux communes.

 

(2) Le philosophe Walter Benjamin a franchi lui aussi les bornes séparant Cerbère et Portbou fin septembre 1940 pour fuir le régime nazi

et celui de Vichy. Il repose aujourd'hui dans le petit cimetière marin de Portbou.

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