top of page

ÉLISA LARVEGO

TERRITOIRES / TERRITORIS

Shandynamiques avait suivi attentivement le travail artistique, photographique et filmique d'Elisa Larvego (Suisse), notamment Huerfano's Faces,

ce projet qui avait pour objet d'explorer les vestiges des utopies de deux anciennes communautés hippies du Colorado, de fixer la mémoire de leurs histoires, de leurs vécus, de leurs petits récits, avant que tout cela s'efface et disparaisse à jamais. 

 

Convaincue qu'Élisa Larvego pouvait trouver ici aussi, à Cerbère et Portbou, matière à développer une nouvelle production vidéo capable

de faire écho aux préoccupations qui sont les siennes — frontière, territoire, communauté —, Karine Vonna Zürcher, directrice artistique des Shandynamiques a obtenu pour elle une bourse d'aide à la production vidéo du Fonds Cantonal d'Art Contemporain de Genève et elle a pu l'inviter de ce fait à effectuer à Cerbère et Portbou une résidence d'artiste d'une durée de 4 à 6 semaines (période répartie sur deux ans étant donné la spécificité de son projet Territoris / Territoires).

 

Après un court séjour de repérage du 30 janvier au 4 février derniers à Cerbère et Portbou, Élisa Larvego a choisi de se focaliser sur un événement tout à fait particulier qui rassemble les deux communes voisines de Cerbère (France) et Portbou (Espagne), en l'occurrence la reconnaissance, la surveillance et la maintenance des bornes frontalières qui les séparent, un événement qui constitue pour les deux municipalités la seule occasion de l'année pour se rencontrer : "Je souhaite filmer en équipe ce moment tout à la fois absurde et sérieux,

explique Élisa Larvego. Ayant auparavant toujours travaillé seule dans les temps de prise de vues et de tournage, cela sera pour moi une première possibilité d'aller vers une professionalisation de mon approche artistique dans le domaine de la vidéo. Le travail collaboratif

de l'image en mouvement m'attire depuis un certain temps et je serais très heureuse de pouvoir concrétiser cette expérience avec ce nouveau projet. Mon travail, qu'il soit photographique ou filmique, consiste à observer des réalités sociales et territoriales singulières. Il me fait souvent plonger dans l'intimité de certains individus. Ces projets sont de longue haleine et se réalisent sur la durée. Il est nécessaire d'acquérir

la confiance des protagonistes et d'observer les lieux dans leurs variations saisonnières. Ces contraintes temporelles, mais aussi cette envie d'entrer dans l'intimité des vies m'ont jusque-là fait préférer le travail en solitaire. Ce nouveau projet, très différent de mes projets précédents, semble imposer le travail en équipe avec des professionnels.

 

Étant donné la brève durée de l'événement (une journée), son caractère unique (une fois l'an) et les conditions climatiques du territoire

(la région est ventée), il m'apparaît important de solliciter les services d'un preneur de son, et de travailler avec deux caméras et non pas une comme j'avais l'habitude de le faire jusque-là. La possibilité de relever ce nouveau défi me permettrait d'adopter une démarche différente de celle qui était la mienne jusque-là. Il me semble que toute approche artistique nécessite d'être "bousculée" et renouvelée afin d'éviter de se figer dans une méthode inchangeable. L'expérimentation et la recherche sont primordiales pour l'évolution de mon travail. La réalisation de ce projet vidéo m'obligerait à adopter un nouveau point de vue sur une réalité, tout en me permettant de poursuivre mes observations sur les liens entre

les hommes et leurs territoires. Ces liens seront pourtant probablement différents de ceux que j'ai pu observer jusque-là et qui montraient

lutôt une certaine adéquation entre les humains et les espaces qu'ils occupent. J'imagine que dans ce cadre, il y aura plutôt un décalage

entre ces personnages officiels et politiques, et l'environnement qu'ils vont parcourir, conférant cet aspect absurde à l'événement.

Le caractère ubuesque de cette vérification des bornes est renforcé par la désuétude de ces repères qui marquent une frontière en train

de disparaître. Etant souvent dans une sorte de connivence et d'empathie avec mes protagonistes, l'absurde est une nouvelle piste pour moi..."

Le projet qu'Élisa Larvego a choisi de mettre en oeuvre ici, à Cerbère et Portbou, s'intitule donc Territoires / Territoris et il s'énonce clairement comme suit... Distantes de 2 km à vol d'oiseau, Cerbère et Portbou sont deux petites stations balnéaires nichées au bord de la Mer Méditerranée. Toutes les deux se sont construites grâce à l'arrivée des chemins de fer et à l'instauration de la douane. Ces deux activités, ferroviaire

et douanière, sont aujourd'hui en fort déclin et les deux villages se dépeuplent rapidement. La frontière franco-espagnole est délimitée

par la présence de 602 bornes jalonnant les Pyrénées, de l'Océan Atlantique à la Méditerannée. Les 6 dernières bornes orientales sont celles

qui séparent Portbou de Cerbère. Les deux municipalités sont tenues par la loi de vérifier une fois par an que les bornes qui ponctuent leur territoire sont toujours en bon état. Elles doivent ensuite établir un rapport sur l'état desdites bornes qui devront, le cas échéant, être réparées ou restaurées ou encore remplacées par la police frontalière. Après le repérage des bornes, une année sur deux, les Espagnols invitent les Français à manger dans leur village, et vice versa l'année suivante. La France comme l'Espagne confient cette mission de vérification aux maires des deux communes, à leurs polices municipales, à leurs pompiers, à leurs douaniers et aux représentants de l'État en Région. Une quinzaine de personnes montent ainsi en 4 x 4 jusqu'à la borne 598 située dans l'arrière-pays. Ces personnes parcourent ensuite à pied un trajet d'une heure et demie sur les crêtes. Pour finir, elles empruntent un bateau pour accéder à la dernière borne située dans une grotte, au pied de la mer.

 

La loi qui oblige les municipalités à vérifier ces repères aujourd'hui désuets confère une certaine absurdité à cet événement, sachant que

la frontière sur ce territoire est supposée ne plus exister depuis les accords de Schengen (1995). L'importance accordée à ce protocole officiel,

le nombre de personnes tenues à faire acte de présence (police, douaniers, élus et autres autorités territoriales) donnent à ce rituel obligé

un caractère totalement absurde. C'est pourtant cet événement un peu idiot, ce drôle de repérage qui n'a plus de réelle raison d'être, qui justifie

le seul moment de convivialité entre les deux communes. En effet, alors que Portbou et Cerbère sont dans une grande proximité spatiale

(elles sont voisines), historique (elles doivent toutes deux leur développement et leur déclin à l'essor et à la baisse de l'activité ferroviaire)

et sociale (elles ont toutes les deux quelque 1500 habitants), il n'y a aucun autre moment qui amène les deux municipalités à se rencontrer

le reste de l'année (1). Cependant, au-delà de son absurdité, Élisa Larvego imagine que cette marche bornée est aussi pleine de beauté

et de poésie. Ce rassemblement de voisins à la limite de leurs territoires respectifs, sur la frontière qui tout à la fois les sépare et les convie

à se retrouver annuellement, cette marche qui vient vérifier la frontière construite par la volonté humaine et qui mène à la frontière naturelle

de la mer, ces hommes qui ne sont peut-être plus habitués à marcher sur les crêtes mais qui effectuent chaque année ce pélerinage, ce rituel obligé qui les invite à constater non seulement l'état des bornes mais aussi celui de leurs terres limitrophes, ces repères de la frontière marqués

dans les roches et souvent érigés de façon à être visibles, ces bornes qui sont les seuls objets que les deux communes possèdent ensemble

et se doivent donc d'entretenir ensemble, ce cheminement non seulement physique mais aussi intérieur pour tous les personnages

qui l'effectuent, les menant à créer des liens ou à les renforcer au fil de la marche, jusqu'au partage d'un repas autour d'une table, tout ça

c'est précisément ce qu'Élisa Larvego souhaite filmer. Du début à la fin ces retrouvailles annuelles atypiques. Histoire de montrer

cette évolution possible des protagonistes mais aussi pour planter le décor complet de ce territoire.

 

"Parce que ces bornes évoquent aussi l'histoire de ces lieux et de cette frontière, selon Élisa Larvego. La fuite des résistants républicains espagnols vers la France durant les années franquistes. En effet, ce trajet parcouru à pied par les policiers, maires et douaniers actuels de Portbou et Cerbère, dessinera une ligne invisble que beaucoup d'Espagnols ont franchie pour échapper à leurs dirigeants et fuir leur pays. J'imagine que la vue de ces bornes et de cette crête représentaient l'espoir et la délivrance pour les réfugiés Espagnols. Autant ces bornes sont censées marquer une barrière entre deux espaces et poser des règles, autant leur vue et leur franchissement menaient certains vers une plus grande liberté (2). Étant donné le cadre paysager, je souhaite accorder une grande importance à l'image et au cadrage en tentant de faire de la "vidéo de paysage". Par cette idée, j'entends intégrer les personnages dans leur contexte en accordant autant d'importance à l'environnement qu'aux hommes qui le parcourent. Le son aussi permettra d'amener cette équité entre le cadre naturel et les protagonistes. Je filmerais deux années de suite cet événement afin d'évoquer son aspect répétitif mais aussi ses différences en rendant compte du repas offert par la municiplaité française et celui offert par la municipalité espagnole. J'imagine que cette différence ne sera pas spectaculaire, elle introduira cependant probablement un trouble dans son format final : deux projections séparées des deux séquences vidéos de même longueur (environ 10 minutes). Une séquence représentant la reconnaissance des bornes de l'année 2013 et l'autre séquence étant celle de l'année 2014. Il est important que les films commencent au même moment, afin de renforcer ce trouble. Dans le cadre particulier des lieux de tournage, je souhaite montrer à Portbou la vidéo où les Français invitent les Espagnols et montrer à Cerbère celle où les Espagnols invitent les Français. J'espère avoir cette occasion lors de la 9ème édition des Rencontres cinématographiques de Cerbère et Portbou en octobre 2014.

 

—————————————————————————————————————————————————————

 

(1) Les activités artistiques de l'association Shandynamiques ont elles aussi vocation de permettre une certaine multiplication des rendez-vous transfrontaliers et autres instants de convivialité entre habitants et estivants des deux communes.

 

(2) Le philosophe Walter Benjamin a franchi lui aussi les bornes séparant Cerbère et Portbou fin septembre 1940 pour fuir le régime nazi

et celui de Vichy. Il repose aujourd'hui dans le petit cimetière marin de Portbou.

bottom of page